Sommeil – Rêve – Mort

Nidrâ Yoga paru dans « Pranam »

France Printemps 2001

Parmi les grandes démarches traditionnelles issues de l’Inde, il en est une peu connue en occident, appartenant au grand courant shivaïte qu’est le Shaivasiddhânta.Il se rattache à une immense dynamique dévotionnelle qui s’est développée dans le sud de l’Inde aux environs du Xe siècle, se répandant par la suite à travers tout le pays jusqu’au Cachemire et même au-delà de la barrière himalayenne. Sa forte période d’influence a duré jusqu’au XIVème siècle.

Doctrine fondée sur les âgama, mais aussi sur les véda, le Shaivasiddhânta est parfois traduit par les sanskritistes comme la « voie mitigée », où l’imperceptible principe créateur originel (Shiva) et la dynamique évolutive de la création (Shakti) demeurent dans une union indissoluble mais cependant différenciée (en sanskrit bhedâbheda, différent et non différent) ; d’où l’appellation « voie mitigée ».

Toute démarche tend nécessairement vers un but ou un objet désiré, et parfois même prédéfini. Il a été constaté de nombreuses fois que lorsque celui-ci est atteint ou qu’il semble proche de l’être, apparaît en même temps qu’il n’est pas le terme de la quête. Se laisser surprendre par cette évidence invite généralement le chercheur à une soudaine incursion dans « l’Allant-de-soi », cette saveur vaste et silencieuse qui semble sans origine et sans fin.

Répondre à cette invitation revient à donner toute la place à ce Liant indicible qui marie en les réconciliant, dualité et non dualité.

Pour celui qui est en marche (âchârya), l’Enseignement est porteur d’un double message : le cheminement est sans avenir et son passé est sans existence. Ainsi donc, le chemin n’est rien d’autre qu’une présence au centre même de chacun de ses pas. Mais aussi longtemps que demeure la croyance d’un cheminement, il apparaît indispensable d’avancer. C’est pourquoi la « voie mitigée » insiste sur ce mariage intime de l’Immobile et du Mouvant.

Ainsi, c’est au cœur de cela-qui-se-meut (la pensée) que se tient l’état de tranquillité méditative issu du sommeil profond : Nidra.Le Nidra Yoga cependant n’est qu’une des multiples propositions du Shaivasiddhânta.

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Nidra possède plusieurs sens et son étymologie a servi de nombreuses fois à imager la mythologie de l’Inde.

Ainsi, il est l’état ultime de méditation où Shiva, le yogi archétypal, s’abîme et dans lequel la manifestation (la création) se dissout. Il est aussi le sommeil léger qui, à la fin d’un cycle cosmique, précède le réveil de Vishnu, grand créateur des mondes. Il est enfin le sommeil de Brahmâ qui maintient l’univers dans chacune de ses quatre phases : apparition, maintien, dissolution et vide.

D’un point de vue plus littéral, nidra signifie sommeil méditatif. Il a également le sens de bourgeonnement, floraison et éclosion.

Enfin, nidra yoga (composé génitif sanskrit généralement traduit par « yoga du sommeil ») porte également l’image traditionnelle affirmant que nous ne sommes que le rêve de l’imperceptible activité créatrice.

Il en ressort que lorsque nous sommes conscient au cœur même du rêve ou du sommeil profond, surgit ce Liant, mariant toutes les différences de la manifestation et laissant place à une intime perception de non-séparation.

Ainsi l’on peut dire que l’état de nidra yoga n’est rien d’autre qu’une pure ouverture sans objet.On le décrit parfois à l’aide de la métaphore de l’iceberg. Cette masse de glace peut être considérée comme constituée de trois étages :

  • la partie visible, correspondant à l’état de veille, ou conscient,
  • la ligne de flottaison, l’état de sommeil avec rêve, ou subconscient,
  • la partie invisible, sous marine, l’état de sommeil sans rêve ou inconscient.

Ces trois parties ou ces trois états n’ont pas, malgré les apparences, de frontières ou séparations stables.

Il suffit que l’iceberg se modifie en fonction d’un réchauffement ou d’un refroidissement du climat – ce qui est permanent – pour que ces séparations ne soient plus mesurables. D’autre part, la ligne de flottaison est elle aussi très instable, voire inexistante, compte tenu du mouvement des vagues alentour.

En réalité, et ultimement, il n’existe pas de séparation véritable car toutes les parties de l’iceberg sont de la même nature. Seul le regard différencie.

Il va s’agir alors très simplement de voir que l’iceberg est l’ensemble de ces parties. Au-delà de la métaphore, la conscience, (l’iceberg) n’est pas différente de ce qui la constitue (conscient, subconscient et inconscient).

Mais plus intimement encore, cet iceberg est de la même nature que l’océan dans lequel il baigne. Dans leur nature profonde, tous ces éléments sont simultanément différents et non différents. La perception simultanée de ces trois activités de la pensée donne alors naissance à turîya (le quatrième état), dans lequel différent et non différent sont indissociables, ce terme sanskrit ayant pour sens « pur esprit impersonnel ».

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Dans sa forme pratique, nidra yoga peut être considéré selon trois degrés ou niveaux, dynamiques et reliés les uns aux autres : sommeil, rêve, mort.

– Le sommeil :

Le travail consiste à amener par la pensée consciente un état de relaxation très profonde dans chaque partie du corps physique (musculaire, organique et osseux) et à développer simultanément une perception très aiguë de tous ses constituants. Cette reconnaissance systématique et détaillée du corps induit à la fois une détente et une conscience très intense, généralement bien au-delà de ce qu’il est convenu d’appeler relaxation. Il est également question, à ce niveau de pratique, d’apaiser l’ensemble des processus sensoriels tout en dynamisant leur fonction.

– Le rêve :

Cette deuxième partie aborde essentiellement le processus de la pensée et de l’imagerie mentale. Elle consiste à dissocier l’énergie accumulée dans les images mentales et les mémoires subconscientes, afin de lui rendre sa fluidité retenue, emprisonnée dans des schémas mentaux et psychiques. Ce travail est plus connu sous le terme de libération des samskâra (latences et mémoires engrammées pouvant avoir des répercussions importantes, notamment des blocages sur le corps et le psychisme). Dans cette partie du travail, on aborde également le processus même de l’organisation de la pensée, son rôle, sa limite, ses activités et ses répercussions sur le comportement.

– La mort :

Dans sa troisième phase, le nidra yoga aborde le seuil du possible, l’origine même de la pensée, la mort devant être ici comprise en tant que cessation de la pensée. L’attention va ainsi être invitée à se faufiler jusqu’au cœur du sommeil profond (le sommeil sans rêves). Ayant parcouru le labyrinthe méandreux de la pensée dans l’état de veille, dans la rêverie diurne et dans les différents degrés du rêve nocturne (personnel, collectif et archétypal), cette dernière étape consiste à identifier, en s’y fondant, la conscience-témoin, celle-là même qui nous permet de savoir que l’on a dormi alors qu’il ne reste dans notre mémoire aucun souvenir particulier de cette phase du sommeil. Cela apparaît sous la forme d’un saisissement dont la saveur est silence et espace. On est ravi, à tous les sens du terme.L’enseignement formel de cette démarche du nidra yoga trouve là son terme. Il ouvre cependant sur une ultime phase de transmission, celle-ci se déroulant de façon naturelle et spontanée. Lentement se dévoile, par touches fulgurantes et imprévisibles, la nature même du Vivant dans son inappropriable virginité : l’Un et le Multiple sont à la fois identiques et différents.

On rejoint ici la métaphore de l’iceberg et de l’océan qui tout en étant de la même nature (l’eau) ont des apparences et des propriétés différentes. On rajoute parfois à cette image celle des nuages constitués eux aussi d’eau, mais évaporée, pour signifier les trois étages de la pensée : solide, fluide et évanescente.Ces incursions dans le Réel n’ont ni sens, ni non-sens. Elles sont accompagnées d’une intime sensation de joie, sans objet ni raison.

Si cette démarche a été maintenue à la fois intacte et ouverte, c’est principalement parce qu’il n’a jamais fait mention d’autre chose que de cet « Allant-de-soi », de cette innocence première.Traverser, les yeux grands ouverts, les multiples champs qui constituent la conscience comporte toujours le risque de s’attarder à un de ses éléments, et ainsi de perpétrer la fragmentation au sein-même de la personnalité. C’est pour cette raison que la voie mitigée, tout en donnant la priorité fondamentale à l’essentiel, ne fait pas l’économie des singularités propres à l’individu, quand bien même il ne s’agit là que de fausses certitudes.

Cela a permis d’élaborer au fil des siècles un enseignement à la fois souple, rigoureux et ouvert. Il ne s ‘agit ni de manipuler, ni d’adapter la recherche, mais de prendre en compte toutes nos croyances, aspirations et espoirs afin d’en approfondir le sens, d’en dénoncer leur falsification et de finalement s’en libérer au cœur même du silence.Ce processus de dépouillement est lui-même porteur de nombreux effets (ou expériences) secondaires qu’il conviendra de situer à leur juste place afin qu’ils ne deviennent pas des objets d’intérêt. C’est pour cela que l’enseignement met toujours en avant l’observation et l’écoute qui sont une forme d’attention dépourvue d’une quelconque objectivation.

Être dans le silence sans objet n’implique aucune référence. Ce qui surgit au terme de l’exploration de soi est le lâcher-prise, l’abandon. Cela ne relève pas du savoir. Le point ultime réside dans la reconnaissance que savoir que l’on ne sait rien est encore trop.

Sommeil Rêve Mort © André Riehl

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