Pratique ancestrale millénaire originaire de l’Inde,plus populaire que véritablement connue,Le Nidra Yoga est une démarche utilisant le rêve et le sommeil comme des outils de recherche spirituelle.
Entretien avec André Riehl propos recueillis par Sophie Maegerlin (paru dans « Recto-Verseau » – Suisse Automne 2003)
Q: On traduit généralement Nidra Yoga par « yoga du sommeil et du rêve », que pensez-vous de cette traduction par rapport à la pratique ?
Riehl: Il s’agit d’une traduction littérale qui, comme pour un grand nombre de notions concernant la culture indienne, prend tout son sens une fois placée dans le contexte traditionnel. La représentation symbolique du Yoga est personnifiée par le dieu Shiva, yogi archétypal dont le regard, emprunt d’une qualité de sommeil appelée Nidra, crée le monde. Le troisième œil souvent représenté sur son front, indique la qualité extraordinaire de ce regard qui se trouve à l’origine du processus de création continue et qui suggère qu’un regard posé sur le monde tend à le modifier.
Le brahmanisme quant à lui affirme qu’une activité non localisée dans l’univers rêve le monde. Nous sommes, ainsi que tout ce qui nous entoure, le rêve de cette activité appelée Brahma (dieu).
Le yoga nous dit qu’en devenant attentif au processus du rêve (et non pas aux images du rêve) nous pouvons entrer dans la nature du rêveur. Cette attention s’apparente à une observation dont l’intensité à elle seule provoque un processus de désidentification. L’état alors vécu possède une seule et unique faculté, celle de s’étendre, de se propager. C’est cette expansion qui va faire sortir Brahma de son sommeil et lui permettre ainsi de recréer le monde.
Le Mahâbhârata laisse entendre que Brahma rêve le monde afin de s’en souvenir, car l’instant de son réveil équivaut à une dissolution de l’univers. Il rêve le monde afin de pouvoir le créer à nouveau.
En quête de cette qualité du regard de Brahma, le Nidra Yoga cherche à rendre possible cet état d’observation à la fois passif et dynamique. Il transmet une méthode permettant d’accéder progressivement à un regard libre de toute réaction, de tout jugement, exempt de toute réponse intérieure. C’est une pratique qui engage le processus de la pensée afin de le désamorcer.
Le Nidra yoga reconnaît les 3 grands fonctionnements de la pensée que sont l’état de veille, l’état de sommeil avec rêves et l’état de sommeil sans rêves. On considère en occident que ces trois fonctions sont séparées, alors que le Yoga les considère reliées.
Q: Comment s’opère leur articulation et en quoi sont- elles reliées ?
Riehl: Avant d’aborder ce qui les relie, permettez-moi de préciser ce que sont ces trois états de la pensée du point de vue de cette tradition.
Il nous faut tout d’abord comprendre que le Yoga en général, et le Nidra en particulier, considèrent la pensée comme une fonction pouvant gérer de façon cohérente les situations existentielles, mais totalement incompétente pour aborder le domaine de l’essentiel. Pire encore, le Yoga considère la pensée comme l’obstacle majeur à toute relation avec la dimension sacrée de la vie !
Il insiste sur la prééminence d’un paradoxe en énonçant qu’une fine observation des processus de la pensée nous permet non seulement d’y mettre de l’ordre, mais aussi de s’en libérer.
Le premier état, celui de veille, nous donne le sentiment d’être plus ou prou autonome par rapport aux évènements qui surviennent dans notre vie.
Le second est l’état de rêve. Dans celui-ci, nous sommes en quelque sorte contrôlé par le rêve et avons peu, voire pas du tout, d’autonomie. C’est le subconscient qui dirige.
A l’intérieur du sommeil sans rêves, qui constitue le troisième état, ce qui s’y déroule est tellement éloigné de notre conscience ordinaire, que nous ne le percevons pas.
Imaginons par exemple que vous soyez en train de marcher sur une voie de chemin de fer. Dans l’état de veille, si un train arrive, vous avez suffisamment de conscience pour vous mettre sur le bas-côté.
Dans l’état de rêve, vous n’avez pas ce contrôle de façon aussi systématique, et vous pouvez aussi bien être percuté par le train, vous envoler ou encore vous réveiller.
Dans l’état de sommeil profond, vous n’avez aucune conscience du tout, vous ne percevez rien.
Entre ces trois états, s’intercalent des états intermédiaires. Ils sont à la fois des émanations subtiles des états principaux et servent de passage de l’un à l’autre. Par exemple, entre la veille et le rêve apparaît un état intermédiaire que j’appelle « rêverie », où l’on n’est ni vraiment vigile, ni vraiment endormi, et dans lequel on commence à rêver sans être totalement absent à la réalité environnante.
Cet état de rêverie est, dans sa nature même, l’énergie qui relie le conscient au subconscient. C’est une activité de la pensée extrêmement subtile, fugace et souvent rebelle à toute étude. Seule l’observation permet d’en prendre conscience. De même entre l’état de rêve et celui de sommeil profond, se trouve un autre état intermédiaire, plus subtil que la rêverie, reliant le subconscient à l’inconscient.
Enfin il existe un état intermédiaire entre sommeil sans rêves et état de veille, c’est à dire entre inconscient et conscient.
En marge des trois fonctions principales, il y a un état que la tradition appelle simplement « l’état quatrième », ou Turya en sanskrit. Il ne s’agit pas réellement d’un état supplémentaire, mais de la présence simultanée des trois premiers : conscient, subconscient et inconscient.
L’énergie de l’état quatrième est identique à celle présente dans les états intermédiaires mais son intensité est beaucoup grande. Elle crée le lien réunissant tous les états de la pensée.
Cela fait apparaître une connaissance très élaborée des fonctionnements de la pensée qui nous est quasi inconnue en occident.
Q: Dans tout cet ensemble, pouvez-vous préciser la place du rêve ? Quelles sont ses fonctions ? Le rêve est-il un outil, un tremplin, un obstacle, ou autre chose encore dont la dynamique aurait un sens nouveau ?
Riehl: Le rêve est tout cela à la fois, et d’autres choses encore.
Comme l’état de veille, le rêve est constitué d’images, d’agencements de formes et de couleurs, de paroles et de sons, et parfois plus rarement, de sensations tactiles, olfactives ou gustatives.
Il nous faut bien comprendre que ce qui différencie les rêves entre eux, ce ne sont ni les images, ni les sonorités, mais uniquement la perception que nous en avons.
C’est précisément ici qu’apparaît toute la différence entre psychologie et spiritualité. Le Nidra Yoga appartient à un grand corpus – le Yoga – dont le cheminement est avant tout une quête de la dimension sacrée de la vie.
La psychologie, quant à elle, peut être considérée principalement comme une investigation dans la pensée, dans la psyché. Le Nidra fait du rêve un outil pour la quête de l’Eveil spirituel.
Ce qui le préoccupe est avant tout le rêveur, car il est à l’origine des images, des sons, des sensations …
Le rêve est seulement une projection mentale, le plus souvent incontrôlée, provenant du rêveur. La démarche du Nidra consiste à rechercher la nature-même du rêveur. Qui rêve ?
Le moi est celui qui fabrique le rêve ; c’est également lui qui construit et organise le quotidien. Ce moi – le rêveur – est changeant, impermanent. Il s’identifie aux expériences qu’il vit. Et le rêve n’est qu’une forme d’expérience parmi d’autres.
Le Nidra s’intéresse à la relation intime entre le rêve et le rêveur, si difficile à percevoir. Cette problématique pourrait se résumer dans l’interrogation : quelle est la nature de cette relation ?
Le moi changeant vit des expériences oniriques ; c’est encore lui qui tente de leur donner du sens, d’en faire des catégories. Il passe tour à tour par des états différents : le moi rêveur, le moi réveillé et le moi en sommeil profond.
Q: Pouvez-vous nous parlez de ces catégories selon le Nidra ?
Riehl: Il y a d’abord le rêve ordinaire. C’est celui que nous connaissons tous. Il nous intéresse souvent davantage à l’état de veille, quand nous cherchons à en comprendre la symbolique. Cette recherche n’a pas grand intérêt pour le Nidra car elle s’effectue à l’aide de notre pensée raisonnante et de notre mémoire à propos d’un objet qui est déjà du passé et dont nous avons déjà perdu la « saveur ».
C’est cette saveur liée à une compréhension immédiate, qui entre justement dans la deuxième catégorie appelée : rêve lucide (ou prémonitoire)
Il y a là à l’intérieur même du rêve une sorte de compréhension en train de se vivre. Ce qui nous passionne ce ne sont plus les images mais cet état de clarté qui élargit la perception. Quelque chose est compris et quelque chose comprend ! Généralement les images et les mots deviennent plus intenses. Cette sensibilité peut provoquer un événement intérieur que l’on pourrait appeler une « expérience ». Par exemple, je rêve mais je sais que je rêve ; ou bien je suis conscient de la chambre, de la personne qui dort à coté de moi et de celles qui dorment dans les autres pièces… Le rêve transcende les fonctionnements habituels du temps et de l’espace. Je suis en train de rêver de quelque chose qui va arriver ou qui est arrivé et dont on ne m’a jamais parlé… Ce n’est pas le fait d’avoir prévu qui nous motive ici, mais celui d’avoir été dans cet état de perception prémonitoire. Quand l’expérience se répète souvent, on repère peu à peu cet état et c’est lui qui prend alors la première place. Il ne s’agit pas d’utiliser la faculté prémonitoire, il s’agit de repérer l’énergie qui fait que la prémonition existe.
La troisième catégorie est celle du rêve de révélation. On entend par révélation une plus grande intensité de clarté où s’opère une adéquation parfaite entre ce qui est vécu et la véracité de ce qui est vécu. L’abolition de toute distance laisse émerger un état de joie.
Q: Cet état de joie est-il la finalité du Nidra Yoga ?
Riehl: Non. Il est seulement une des qualités nécessaires pour entrer dans la partie la plus intériorisée de la démarche. Il serait plus juste de l’appeler un état de contentement (sântosha).
Ce contentement surgit effectivement dans le rêve de révélation. Mais il est surtout une porte dans le sens où il ouvre aussi sur la perception de l’énergie de liaison, celle qui est présente dans les états intermédiaires dont nous avons déjà parlés. Souvenons-nous que cette énergie des états intermédiaires se décline en trois intensités différentes, selon les activités de la pensée qu’elle relie.
A ces trois intensités sont associées ce qui défini l’état de Yoga (l’état d’unité ou d’union), à savoir Sat (être), Chit ( conscience) et Ananda (béatitude).
Dans l’état quatrième Turya ces trois états sont simultanés ; on le qualifie alors de Satchitananda.
C’est uniquement Turya (ou Satchitananda) que l’on peut considérer comme la finalité du Nidra Yoga. Plus précisément, comme la fin des effets de la transmission de l’enseignant envers l’élève.
Car il y a une dernière étape appelée Turyatita et qui est l’établissement stable et permanent de Turya. Celle-ci ne dépend plus de l’enseignement, mais uniquement de la pratique de l’élève, et aussi, je crois qu’il faut le préciser, de quelque chose d’autre que l’on pourrait appeler « la grâce » et qui dépasse toute compréhension.
Par rapport à Patanjali, Turya est ce qui est appelé Samprajnata Samadhi et Turyatita ce qui est appelé Asamprajnata Samadhi dans les Yoga Sutra.
Autrement dit, Turya est un état d’éveil conditionné et limité dans un espace-temps mesurable.
Turyatita est libre du temps et de l’espace, non conditionné et sans limites. Il est l’ultime finalité, non seulement du Nidra Yoga, mais aussi de toute démarche. On dit qu’il est en lui-même la fin de tout questionnement et de toute souffrance.
Entretien A. Riehl Nidra Yoga © André Riehl