Les Entretiens de La Falaise Verte Avec André Riehl
Retranscription d’un enseignement oral – 15 août 2006
Nidrâ est un terme sanskrit dont le sens premier est “sommeil” mais l’esprit indien qui chérit la symbolique autant que le paradoxe, l’associe également au “regard ”. Bien entendu, il ne s’agit pas de n’importe quel sommeil, ni de n’importe quel regard. Ce sommeil s’apparente à un « éveil » et ce regard possède une action très concrète, il crée le monde. Sommeil et regard émanent tous deux d’un personnage mythique, un yogi archétypal connu sous le nom de Shiva.
Un des sens du mot Shiva est le “ mourant ” – non pas à propos
de quelqu’un en train de mourir, mais plutôt « le processus
même du mourir ». Et précisément Shiva est traditionnellement représenté comme abîmé dans l’état de Nidrâ. Symbolisé par le troisième œil, son regard est emprunt de cette qualité de sommeil, indiquant clairement que nous ne nous situons plus ici dans les perceptions ordinaires, mais “intra ordinaires”. Dans ce regard, on distingue, d’une part la vision qui crée l’univers, création sur laquelle nous n’avons pas la moindre influence, et d’autre part, une vision qui pourrait se résumer à « un regard posé sur le monde », c’est à dire cette capacité de modifier notre environnement à partir d’un simple point de vue. En effet, ce regard est celui qui lie à l’action, qui nous pousse à agir. Très concrètement nous pourrions l’expliquer ainsi : ce matin on nous a servi du thé, certains apprécient le thé au petit déjeuner et d’autres pas. Cela ne change strictement rien au thé, cela a simplement à voir avec le regard, ou le point de vue gustatif, que l’on porte dessus. Les conséquences du regard que l’on va porter sur le thé vont s’avérer diverses et nombreuses. Si l’on consomme beaucoup de thé, demain matin en cuisine, ils vont en préparer davantage. Si l’on en consomme peu, demain ils réduiront les proportions, ce qui aura, entre autres, des effets économiques immédiats. Le regard posé sur le monde est un regard qui le modifie, et pour cette raison on peut l’apparenter à un état de création permanente. Lorsque Shiva choisit d’être dans l’invention du monde, tous les points de vue se révèlent. L’hindouisme en compte six et l’un d’eux s’appelle Yoga. Une des difficultés en sanskrit est que le mot Yoga puisse signifier à la fois but et moyen, Yoga l’état d’union –le but- et Yoga l’outil pour parvenir à cet état -le moyen. Mais revenons à Shiva, car il est intimement lié à la naissance du Nidrâ Yoga. Dans la tradition indienne un mythe prétend que nous sommes une unité perdue, perdue de vue. L’humain, dit cette tradition, est habité par le sentiment d’avoir perdu quelque chose. Une chose dont il ne saurait plus rien mais qu’il aimerait cependant retrouver. Cette saveur perdue, en correspondance étroite avec le “ regard conscient ”est ce que le mythe nomme Shiva. Quant au désir de retrouver cet état de conscience, le mythe lui donne les traits de Shakti. Shakti est l’énergie par laquelle Shiva va se manifester. Les deux personnages représentent ainsi deux aspects de la réalité, et lorsque ces deux aspects sont totalement reliés, tout conflit disparaît, la séparation n’existe plus ; l’iconographie indienne les représente alors dans une union sexuelle indissoluble. C’est dans l’intimité de ce couple un peu particulier que s’enracine la légende. L’histoire raconte, qu’abîmés dans leur union Shiva et Shakti oublient complètement l’univers, ils en perdent la mémoire au point que l’équilibre du monde s’en trouve menacé. Les hommes inquiets vont donc se plaindre aux dieux, Shiva et Shakti sont encore allés trop loin! On décide aussitôt une opération commando, des êtres mi-terrestres, mi-célestes étant chargés d’enlever Shakti au sommet des Himalaya, et de la cacher à l’autre bout de l’Inde, au Cap de la Vierge. Une fois l’opération terminée, Shiva sort lentement de sa torpeur et en un clin d’œil (le troisième !) repère sa compagne. Pris de colère que leur union ait été troublée, il la rejoint, l’empoigne par les cheveux et s’empresse de la traîner vers leur demeure himalayenne. Les hommes qui n’ont aucune envie de voir les amants retourner à leurs ébats décident alors de couper la déesse en morceaux qui seront éparpillés aux quatre coins du pays. Tandis que Shiva traîne sa compagne, ils commencent à découper la déesse, d’abord le pouce de la main droite, puis le deuxième doigt, le troisième, etc…
C’est exactement le déroulement d’une séance de Nidrâ, la recherche consciente des petits morceaux d’énergie éparpillés en soi. Dans le tantrisme ce qui se passe au niveau cosmique se passe aussi dans le corps. L’individu étant à l’image de la totalité, il n’a d’autre choix que de se mettre en quête de son énergie dispersée, car étant dispersés les hommes entretiennent la dispersion cosmique.
Lentement le mythe est devenu une pratique qui à l’origine se déroulait en deux temps.
Le premier consistait à symboliquement récupérer les morceaux épars, et pour cela à pénétrer mentalement dans chacune des différentes parties de son propre corps pour d’abord les localiser, puis les sentir et enfin les lâcher, c’est à dire offrir chacune d’elles selon leur ordre d’énumération.
Le deuxième temps consistait en un pèlerinage sur les lieux où étaient tombés les morceaux de la déesse et sur lesquels ont été érigés des temples. Autrefois ce pèlerinage semblait bien faire partie intégrante des enseignements du Nidrâ, mais de nos jours son itinéraire est devenu imprécis … Aujourd’hui nous suivons donc essentiellement un déplacement dans le corps, mais le but reste le même. Ce qui nous intéresse dans cette démarche du Nidrâ est la recherche d’un état. Un état très proche de l’union Shiva-Shakti, un état de non-séparation nous redonnant accès à cette “saveur de l’unité perdue”.
Pour se faire nous allons privilégier les passages, les ouvertures, les moments où nous glissons d’un état à un autre, par exemple de l’état de veille à l’état de rêverie, de l’état de rêverie à l’état de sommeil avec rêves, du sommeil avec rêves au sommeil profond, de l’état de sommeil au réveil. Saisir ces instants de passage va nous demander une grande vigilance. Dans le but d’éduquer notre sensibilité et notre écoute aux passages subtils entre ces différents états, nous allons développer notre capacité à nous détendre et notre capacité à nous concentrer. La proposition étant d’atteindre une détente maximale accompagnée simultanément d’une concentration maximale.
Pour seulement permettre à notre pensée d’accepter la possibilité d’une présence simultanée de la détente et de la concentration ont été mises en place toute une panoplie de méthodes… Dans un premier temps nous allons faire chaque exercice séparément, d’abord la détente, et ensuite la concentration. Puis peu à peu, nous tenterons lentement de les entremêler jusqu’à déclencher cet état paradoxal où l’ouverture peut se produire. Le constat est que nous sommes généralement plus crispés que détendus, et donc généralement, on met d’abord l’accent sur la détente.
La relaxation profonde est le premier pilier sur lequel s’appuie notre édifice. Elle consiste à partir à la recherche de nos crispations, l’objectif étant de les relâcher là où elles sont embusquées. D’abord au niveau du corps physique c’est à dire musculaire, organique et osseux, puis par la suite au niveau de structures moins denses, dans la structure mentale, dans la structure énergétique et dans deux autres encore que la tradition énumère de façon détaillée. La structure mentale est liée aux projections, à la mémoire, à tout ce qui a à voir avec la pensée. La structure énergétique est liée à une activité qui n’est pas appréhensible ni par le corps physique, ni par la pensée. Aujourd’hui nous commençons tout juste à la mettre en évidence avec du matériel de recherche très sophistiqué et si les anciennes civilisations l’ont cartographiée, les “cartographes” ne sont pas tous tombés d’accord. En sanskrit le terme qui la désigne est Prana, et il ne s’agit pas d’un mouvement à proprement parler, mais plutôt de ce qui donne du mouvement au mouvement. Une dynamique qui se déploie à travers des réseaux appelés nadi, ou rivières. Notre corps est parcouru de grandes et de petites rivières, de croisements, d’endroits où l’énergie s’accumule et d’autres où elle se distribue. Selon le Nidrâ Yoga, ces processus d’échanges énergétiques recèlent également des crispations, tout comme on en rencontre dans le fonctionnement et l’organisation de la pensée et notamment dans la mémoire psychologique. Dans un dernier temps nous tentons de détendre quelque chose de plus insaisissable encore qui est traduit dans les textes par le « psychique » mais qui n’a en réalité rien à voir avec les notions que nous regroupons généralement sous ce mot. On pourrait l’appeler le parapsychique, l’inconnu, le mystérieux… Lorsqu’on arrive au bout de notre capacité de raisonnement, un outil plus subtil se présente : l’intuition. Le Nidrâ Yoga considère que l’intuition elle aussi peut contenir des crispations dont il est possible de se libérer.
Enfin il reste une cinquième et ultime structure, qualifiée de joyeuse, ou parfois encore de béatifique où les dernières légères traces de crispations seront elles aussi éliminées…
Le deuxième pilier s’appelle Dharana, la concentration. Ce terme de concentration ne me paraissant pas suffisant pour exprimer pleinement la qualité de cette pratique, je le qualifie de concentration « pénétrante sans tensions ». Il s’agit d’un processus qui va mobiliser d’abord la pensée, puis l’énergie
de la pensée afin de pénétrer des couches de résistances très profondes et généralement non personnelles, autrement dit selon certaines appellations récentes, l’inconscient collectif…
Au début donc, on pratique des exercices tout à fait compréhensibles où les mots font référence à des objets identifiables. Mais au fur et à mesure, on propose des exercices de concentration sur ce que nous pourrions appeler des concepts, puis sur des processus ne possédant plus aucune forme. La tentative est d’utiliser la concentration pour se dégager des formes mentales afin de nous conduire vers une concentration sans forme ; une sorte de transparence. Le dernier stade de la concentration est une concentration sur des phénomènes non préhensibles par le corps, par la pensée, par les sens, par le corps d’énergie, ou même par l’état extatique. Quelque chose de totalement impalpable. L’incursion dans cet impalpable est appelée très étrangement la grande relaxation !
L’incursion dans un état de relaxation très profond ou dans un état de concentration pénétrante sans tension sont une seule et même chose dont l’unique proposition tend vers la perception de la dimension sacrée de la vie. Dimension non identifiée et non identifiable à une quelconque représentation d’aucune sorte. La seule difficulté est de dire « oui » à l’Insaisissable. Cet insaisissable étant par définition insaisissable, il ne reste alors plus qu’une seule éventuelle possibilité, qui est d’être soi même saisi. Quand le résultat d’un mariage intime entre détente et concentration fait naître cet état paradoxal, surgit la compréhension que la seule chose qui fait obstacle, c’est soi ! Ce n’est pas moi qui vais faire une incursion dans l’impalpable ; c’est justement parce que moi a laissé la place que l’incursion peut avoir lieu. Au bout du compte, il s’agit de mourir, non pas au sens de perdre la vie, mais de s’ouvrir au processus du mourant, qui est je vous le rappelle un des sens profond du mot Shiva !
Il s’agit simplement de lui laisser toute la place.
La tradition décrit cet ultime lâcher prise comme un état infiniment vaste, silencieux et joyeux, précisant en même temps que la réalité de cet état dépasse tout entendement. Car il est l’état originel à partir duquel la vie se déploie dans toute sa diversité tout en demeurant éternellement identique à lui même et non changeant.
André Riehl © in Revue Yoga Suisse