Nidrâ et Tantra

LES ENTRETIENS DE LA FALAISE VERTE – TRANSCRIPTION D’ENSEIGNEMENT ORAL : 18 Août 2004

CONGRES FIDHY 2006  – André Riehl

Le Tantrisme

Le tantrisme qui atteignit son apogée entre le VI et VIIIème siècle de notre ère, est un courant révolutionnaire dont les enseignements, les tantras, ont influencé toutes les religions et les sectes de l’Inde. Les Āgamashastra, textes tantriques (le terme tantra désigne dans le langage courant n’importe quel ” traité “) ne s’attachent pas à un système de spéculation abstraite. Ils constituent un véritable catalogue de pratiques, les sādhanashastras, ayant pour but la réalisation spirituelle. Ils ont été conçus et adaptés pour l’époque obscurcie du Kali Yuga “l’âge de fer ” où la réalisation la plus haute doit être mise à la portée du plus grand nombre et s’adresser à tous sans distinction de caste ou de sexe.

” Qu’on soit un jeune homme, un homme mûr ou un vieillard, ou même malade ou faible, c’est par la pratique qu’on obtient la Réalisation, si on cultive infatigablement tous les aspects du yoga ” (Hatha Yoga Pradīpikā). L’originalité de la méthode tantrique n’est pas de lutter contre les tendances naturelles et les instincts élémentaires de l’homme, mais de les utiliser en vue de les transcender et d’inverser la tendance égocentrique vers l’ouverture d’une conscience infinie. Tous les aspects et toutes les fonctions de la vie quotidienne sont mis à profit pour atteindre la Libération. Le monde cesse d’être une illusion pour revêtir comme au temps des Veda un aspect bien réel. La manifestation se déploie par la puissance de Shakti, l’énergie divine, qui crée et anime le monde des formes et du vivant. Le corps, les sens, la pensée, alliés à la discipline deviennent des modes d’action pour atteindre la vérité cachée en nous-même ; car c’est en retournant vers son centre que l’homme entrera en contact avec la réalité cosmique, puis avec la Pure conscience (Shiva) dont la nature n’est pas différente de la sienne.

Étymologiquement, tantra signifie la navette parcourant la ” chaîne ” d’un tissu sur un métier à tisser. La racine tan vient d’étendre, d’étirer. Dans cette approche, on prétend qu’il existe une activité qui fait du lien, comme dans le tissage, la navette va et vient entre les fils de chaîne, entraînant à sa suite le fil de trame qui permet à l’ouvrage de prendre forme.

Si l’on ramène cette métaphore à sa vie quotidienne, on peut présenter les choses ainsi : sur leur cadre, les fils de chaîne sont les objectifs que l’on se donne au départ et qui, d’une certaine manière, nous enchaînent. Les fils de trame sont les évènements qui vont nous éloigner ou nous rapprocher de notre direction de départ. Il arrive que l’on change subitement de chaîne, cela s’appelle du zapping spirituel, mais en général, il est assez rare de perdre ses objectifs ou de les inverser complète- ment. On peut constater que les contingences extérieures nous ont parfois éloignées de nos objectifs, mais curieusement, elles nous ont gardées dans la même direction. Il y a simplement des louvoiements. Entre la chaîne et la trame, on assiste à un jeu permanent d’attraction et de répulsion qui crée ce qu’on appelle des tensions. La juste tension va donner sa qualité, sa texture, sa souplesse au tissage. Certaines de ces tensions sont nécessaires à notre survie, je les appelle simplement ” tensions “, d’autres sont totalement super- flues, et je les nomme alors “crispations “. S’opère ainsi un jeu (je) de force entre ce qui ne bouge pas (la chaîne), et ce qui bouge, (la trame). Cette relation assurée par la navette engendre une friction, ça frictionne tout le temps ! En sanskrit on appelle ce processus de production d’énergie tapas. Parfois il y a tellement de frictions, nous sommes tellement en contradiction avec nous- même, que cela débouche sur des états de peur, de colère ou de frustration, et on bouillonne à l’intérieur. Parfois, la friction est équilibrée, les deux tendances, objectifs et évènements s’harmonisent, les méandres épousent alors la direction et cheminent ensemble.

Le tantrisme affirme une chose très surprenante : en réalité, ni l’état d’harmonie, ni l’état de conflit entre la chaîne et la trame ne nous intéresse. Ce qui nous intéresse est seulement le fait de percevoir et de savourer le lien qui circule entre les deux, que l’on soit dans un état de colère échauffante ou dans un état d’harmonie chaleureuse.

Approcher ce que j’appelle ” le liant ” est notre unique recherche. Il existe plusieurs approches, certaines sont ” harmonisantes “, d’autres mettent l’accent sur la friction. Le Nidrâ est une approche qui a pris le parti d’harmoniser, cependant, elle pointe le conflit d’une façon très aiguë.

Le Nidrâ

Nidra est un terme sanskrit dont le sens premier est sommeil. Shiva représente le yogi archétypal, la référence ultime de tous les yogis. Son nom ” Shiva ” signifie ” le mourant “, non pas celui qui est en train de rendre l’âme, mais cela-même qui est en train de disparaître. Curieusement la tradition annonce que la nature originelle et créatrice de ce qui meurt, est ce fameux état d’éveil, cet état de perception sans séparation. Dans l’état non- duel, en effet, le fait même d’appréhender ou de tenter d’appréhender la non-dualité disparaît. Reste un ” état ” qui n’en est pas vraiment un, antérieur à toutes les formes de manifestations et qu’on appelle Nidra. Nidra est l’état de ” sommeil éveillé ” de Shiva.

Par la suite, ont été rajoutées quantités de légendes, dont la plus répandue raconte comment le Nidra serait à l’origine du regard de Shiva. Ce serait ce regard emprunt de cette qualité de “sommeil éveillé ” qui aurait créé le monde. Afin de bien faire comprendre qu’il ne s’agit pas d’un regard ordinaire, la tradition le figure avec un troisième œil.

Ce regard créant le monde contient une double signification. Il laisse d’abord entendre que le regard que l’on porte sur le monde tend à le modifier ; regarder est une action qui transforme. Ensuite, que la nature de ce regard, à l’origine de la totalité du processus de création, se maintient continuellement. Il y a donc création instantanée et poursuite, renouvelle- ment incessant du processus de création. Ce regard de Shiva, origine du mouvement universel porte un nom, on l’appelle darshan.

De son côté, le brahmanisme nous explique qu’une activité inconnaissable et non-localisée rêve le monde ; nous, les humains, sommes les images de ce rêve. Le Nidra Yoga, tout en se situant dans la perspective tantrique, (le monde n’est pas une illusion) propose de devenir attentif à l’énergie du rêve et non pas aux images du rêve. Car en devenant attentif à l’énergie du rêve, nous entrons au cœur de la nature du rêveur, c’est à dire Brahmâ ou Shiva. C’est pour cette raison qu’en Nidra en particulier et dans tous les yogas en général, nous n’analysons que très rarement les rêves. Les images rêvées sont simplement le signe que le mental est agité. Nous nous intéressons davantage au sommeil sans rêve car il semble un passage plus sûr pouvant mener à la nature même du Nidra de Shiva, qui n’est pas différente de la source à laquelle il nous faut retourner.

La Pratique

La pratique utilise deux techniques qui d’un premier abord peut paraître antagonistes : la relaxation et la concentration. Il existe en effet un état paradoxal, qui est la présence simultanée d’une détente et d’une concentration. Dans un premier temps, nous les prendrons séparément afin de donner une vue générale du déroulement des exercices.

La Détente

Avant tout, je voudrais spécifier un peu plus ce terme de relaxation en l’appelant “relaxation très profonde”. Elle consiste à aller rechercher toutes les crispations qui ne sont pas indispensables au fait d’être vivant. Beaucoup de choses ne sont pas indispensables pour être en vie, et toutes ont à voir avec ce que j‘appelle “la crispation”. Il n’est pas indispensable d’être crispé pour être vivant !

Dans l’enseignement qui m’a été transmis, l’être se compose de cinq structures ou koshas. Nous allons donc nous atteler à les détendre, en partant de la structure la plus extérieure, la plus dense, pour aller progressivement vers les structures intérieures de moins en moins denses.

– La première structure appelée Annamaya-kosha est traduite par corps de nourriture, elle représente le corps physique et se divise en trois systèmes :

  • Anatomique : la peau, les muscles, les tendons, une partie des nerfs
  • Physiologique : les organes, les systèmes endocrinien et nerveux, la lymphe
  • Osseux : les os plats, les os longs (où se trouve la moelle) et les cartilages

– La deuxième structure est appelée Prānamaya-kosha, ou corps d’énergie. Le mot prāna a de multiples sens ; il désigne par exemple, le souffle, la respiration, l’énergie, la nature du mouvement. Ici, nous intéresse surtout l’idée d’une dynamique se déployant à travers un tissu de réseaux appelés nadi, ou rivière, pouvant être comparé au réseau d’une centrale électrique hydraulique. Ces nadi d’intensité ou de débit énergétique différents, par- viennent à des croisements qui sont des accumulateurs et des distributeurs d’énergie, les chakras. Ces rivières et ces centres de distribution sont la plupart du temps encombrés par des résidus qui freinent ou empêchent la circulation de l’énergie, prāna.

– La troisième Manomaya-kosha est le mental, la pensée. Il ne s’agit pas des idées mais du fonctionnement même de la pensée manas qui comprend les associations d’idées, la mémoire, les pensées créatrices, la logique, tout ce qui a à voir avec le processus de la pensée.

– La quatrième structure, Vijñānamaya-kosha, est la connaissance, non le savoir car ce dernier mémorisable (appartient au domaine de la pensée manomaya-kosha. II s’agit d’une connaissance intuitive qui s’apparente à cette capacité que nous avons parfois de savoir les choses sans passer par les moyens physiques habituels, une perception fulgurante qui n’a rien à voir avec la logique, ne dépend d’aucun savoir accumulé ou d’aucune connaissance intellectuelle. Cette intuition est souvent bloquée, crispée et nous allons tenter de la détendre, de lui laisser un peu de champ.

– La cinquième et dernière structure se nomme Ānandamaya-kosha, de Ananda la joie, la béatitude. Concernant cet état, il n’y a pas d’exercice transmissible ; c’est seulement le fait d’avoir une intuition complètement détendue qui peut nous en ouvrir l’accès. Mais, même l’extase peut receler des tensions ! Nous allons également tenter de nous détendre à l’intérieur de ces états extatiques afin de les déployer davantage.

Ces cinq structures sont présentées comme étant limitées (ou délimitées), et en prenant conscience séparément de l’existence de chacune d’entre elles, nous allons nous apercevoir qu’elles sont, en fait, reliées. Ce qui constitue ce lien entre ces structures, ” le liant “, est quant à lui illimité.

Se déplacer ainsi dans les koshas, entraîne inévitablement une quantité d’expériences ; nous en ferons peu cas, le but de cette pratique n’étant ni l’intensité, ni la quantité des expériences aussi étonnantes puissent-elles se révéler, mais uniquement de développer l’aptitude à faire grandir le désir du lien.

La Concentration

La concentration, Dhārana, se définie ici, comme une ” concentration pénétrante sans tensions “. Dans un premier temps, nous allons nous servir de la pensée pour petit à petit utiliser seulement l’énergie de la pensée. Les premiers exercices sont tout à fait compréhensibles, les mots employés faisant référence à des objets connus. Il s’agit de se concentrer ici ou là, de visualiser des images simples, des parcours imaginaires… Par la suite, la concentration délaisse les objets formels pour s’orienter sur des concepts, des dynamiques ne possédant plus aucune forme. D’une concentration avec forme, nous glissons naturellement vers une concentration sans forme. Entre un sujet, vous par exemple et un objet, un mur ou un arbre ou une personne, il existe une relation qui s’opère dans ce que j’appelle “la transparence “. La concentration sans forme consiste à pénétrer dans cette transparence avec pour conséquences que l’objet, parfois, disparaît et que le sujet, parfois, disparaît aussi. Ce n’est pas une méthode pour devenir invisible, mais cela en porte la saveur ! Les textes disent que si nous entrons en relation avec la transparence, il se peut que nous ne voyions plus rien, mais aussi que plus rien ne nous voit. Mais là ne réside pas la finalité, il convient de considérer qu’il s’agit là d’une sorte de clin d’œil en proposition.

Le dernier stade de la concentration est une concentration sur des phénomènes qui ne sont ni perceptibles par le corps et les sens, ni par la pensée, ni par le corps d’énergie, ni par l’état extatique. Il s’agit d’une incursion dans l’impalpable de la Grande Relaxation, c’est un des noms qu’on lui donne. L’ultime concentration est identique à l’ultime relaxation.

Détente – Concentration : un état paradoxal

On envisage difficilement d’être à la fois concentré et à la fois détendu. Nous confondons souvent concentration avec crispation et il arrive parfois qu’au bout d’un certain temps, on se retrouve épuisé, comme lorsque vous m’écoutez ! D’un autre côté, on remarque que la relaxation nous amène parfois à une détente si profonde que l’on sombre dans le sommeil, à aussi comme lorsque vous m’écoutez ! Il y a là deux opposés. Selon le tantrisme les opposés sont reliés. Je dis souvent : ce qui sépare, c’est ce qui relie. Ce n’est pas ce qui préside à la séparation ou ce qui préside à l’union qui nous intéresse mais la nature même de ce qui relie ou sépare, le ” liant “, terme qui selon moi, pourrait être une traduction acceptable du mot Yoga.

Cet état paradoxal de la présence simultanée d’une détente et d’une concentration est rendu possible par l’attention. L’état d’attention est un état d’intégrité. Lorsque vous êtes extrêmement détendu jusque dans les os, et qu’en même temps vous êtes extrêmement concentré comme une pointe, l’attention devient intense et peu à peu prend toute la place. Il n’y a plus alors ni dedans, ni dehors, il n’y a plus ni de concentration, ni de détente ; il reste seulement cette curieuse perception d’intégrité, les différences sont abolies. Chaque fois que vous êtes invité par cet état paradoxal, réjouissez-vous !

Vivre cet état est faire une incursion dans la dimension sacrée de la vie.

Niveaux

Il n’y a pas à proprement parler d’avancement ou de progression dans cette démarche, mais la nécessité impérieuse d’une structuration intelligible à laquelle on puisse se référer. Nous

pratiquons généralement en groupe, mais d’après ce que l’on m’a enseigné, il n’existe pas de groupe, seulement une cohésion. Le groupe est limité, la cohésion infinie.

La Démarche

Le postulat de base est qu’il existe un état d’unité, un état de non-séparation accessible lorsque cesse les mouvements de la pensée. Le yoga est la tentative d’accéder à cet état, d’en faire l’expérience et si possible de s’y installer définitivement.

Pour parvenir à ce but, le yoga pro- pose une multitude de sentiers, chemins, routes et autoroutes sur les- quels le chercheur, en fonction de ses tendances, peut entreprendre sa longue marche. Les manières de marcher sont, elles aussi, nombreuses et variées. Certains foncent la tête la première, d’autres avancent avec cons- tance ou progressent par bonds, tan- dis que d’autres encore marchent en crabe. Tout ce beau monde s’active, se démène, se contorsionne, s’essouffle ou sprinte au gré de ces capacités et de ces humeurs. En marge de cette grande migration vers l’illumination, le Nidra pointe une chose étonnante : il existe une démarche qui consiste à s’arrêter de marcher, à démarcher (défaire la marche). Le Nidra nous très simplement : ” Allongez-vous tranquillement, ne faites plus aucun mouvement, détendez-vous et laissez-vous ” ravir “. Le but n’est pas au bout du chemin mais sous vos pieds, à l’en- droit et à l’instant même où vous vous trouvez ! “. Il s’agit d’une démarche très économique dans laquelle on va cesser de dépenser de l’énergie pour la laisser simplement être. Lorsque le corps s’immobilise et se détend, la pensée qui lui est totalement liée, s’immobilise et se détend. Elle suspend son travail de fabrication permanente de conflits. Pour produire un conflit, il lui suffit de falsifier le réel en le fragmentant en divers aspects, le plus sou- vent en deux objets opposés qu’elle va appeler très malignement ” complémentaires “. Une de ses fonctions favorites est de faire apparaître ces objets, c’est à dire d’objectiver.

Objectiver consiste à créer des limites, à désigner cette chose appelée “moi ” et à l’éloigner de cet autre appelée ” l’autre “. A cerner cette chose appelée ” sujet ” et cette autre appelée “objet “, cette chose appelée ” observateur ” et cette autre appelée ” observé “. Quand son activité de séparation s’interrompt, l’objectivité s’ouvre sur la subjectivité. La démarche ne consiste pas à devenir ce que nous sommes déjà, des êtres subjectifs, mais de le reconnaître et de l’accepter. Accepter la subjectivité, c’est entrer dans une conception de la vie dans laquelle les sensations vont apporter une saveur (rasa) nouvelle. Dans le monde des sensations, il n’y a plus de tricherie possible car les sensations sont immédiatement vraies. Tous les exercices du Nidra ont pour finalité de nous faire entrer dans les sensations afin de vivre pleinement ce qu’on est en train de vivre, parce que, à chaque fois que la pensée objective, elle nous éloigne de ce que l’on est en train de vivre.

Nos vies quotidiennes sont le reflet de ce qui se bagarre à l’intérieur de nous. Nous avons fait le constat que changer l’extérieur ne suffisait pas. Pourtant nous sommes devenus extrêmement efficaces dans cette activité, nous avons développé une technologie considérable pour transformer le monde, mais malgré cela nous n’avons pas réussi à mettre un terme à la souffrance. La démarche ne propose pas d’essayer de changer quoi que ce soit, même en commençant par l’intérieur. Changer est encore de l’ordre de la volonté, de la crispation. Elle nous demande simplement de ” voir “, ” d’observer “, de reconnaître ce que nous connaissons déjà profondément depuis toujours. L’observation est une réconciliation passive, un élargissement passif des limites. Quand les limites s’estompent, la sensibilité s’éveille et nous nous rapprochons de cet état d’innocence propice à l’éclosion d’une confiance sans objet. Une confiance ne reposant sur rien. La tradition prétend que cette confiance sans support est synonyme d’émerveillement, une joie pure et infinie.

Allons voir !

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